L’aveugle

 

 

La voiture m’attendait, garée de l’autre côté de la rue, en face de la morgue, avec le corps de la putain assassinée dans le coffre. Ce corps-là, c’était mon reçu pour cinq cents dollars de mieux ; mais les choses s’étaient un peu compliquées.

Pourquoi la nana pleine de fric qui buvait de la bière avait-elle embauché ces trois truands pour voler le même corps que moi ? Ça n’avait pas de sens. En faisant ça, ils avaient transformé toute l’affaire en comédie de cinéma muet où tout le monde se cogne dans tout le monde et où tous les personnages se cassent la figure ; mais le résultat n’avait pas été si drôle que ça pour les truands qui se trouvaient à la morgue.

Le sergent Rink avait transformé leur existence en enfer. J’ai frissonné en pensant à ce pauvre fils de pute qu’on avait mis tout vif au frigo. Je n’ai pas l’impression que c’était comme ça qu’il aimait s’amuser. Je pense qu’il aurait autant aimé aller voir un match de base-ball ou faire carrément autre chose.

Mais j’avais assez perdu de temps à penser à ces branleurs. J’avais des choses plus importantes en tête. Qu’est-ce que j’allais faire de ce nom de Dieu de corps ? Les truands étaient censés entrer en contact avec le cou à dix heures dans un bar, mais il n’y était pas quand le sergent Rink avait appelé.

J’avais rendez-vous avec la riche buveuse de bière et le cou au cimetière du Saint-Repos à une heure du matin. Maintenant, il fallait que je décide ce que j’allais faire. Fallait-il que j’aille au rendez-vous ?

C’était ma seule chance de récupérer les cinq cents dollars et de pouvoir m’offrir un bureau, une secrétaire, une voiture, de changer mon mode de vie. Ils m’avaient déjà payé cinq cents dollars pour mes frais. J’avais encore les cinq cents dollars ; donc, de toute façon, je m’en sortais bien, quoi qu’il arrive.

Ce serait peut-être aussi bien d’emporter le corps et d’aller le balancer dans la baie, de ne pas aller du tout au rendez-vous : comme ça, je serais cinq cents dollars plus près du minimum vital de dignité humaine. Pour cette somme-là, je pourrais sans doute m’offrir un bureau, une secrétaire et une voiture quelconques en faisant bien attention à mes sous et en veillant à tirer le maximum de chaque cent. Ça ne serait pas somptueux, bien sûr, mais au moins, ça serait quelque chose.

Je ne savais pas du tout quel genre de bricoles il allait m’arriver si j’allais au rendez-vous. Des gens normaux n’embauchent pas deux équipes de types différentes pour aller voler un même corps à la morgue. Ça n’avait vraiment aucun sens et je ne pouvais absolument pas savoir à l’avance ce qui se passerait si j’allais au cimetière à l’heure dite.

Si ça se trouve, ils ne seraient même pas là.

Pour autant que je sache, ils pouvaient tout aussi bien être en Chine en ce moment ; mais, s’ils venaient au rendez-vous, j’avais toujours mon pistolet, histoire de les gêner un peu s’ils essayaient de m’embarquer dans une combine bizarre. Ce cou était un être humain effrayant. Je n’avais vraiment aucune envie de me colleter avec lui ; mais en revanche, j’avais une demi-douzaine de morceaux de plomb à lui balancer. Je n’étais pas mauvais tireur et ce serait difficile de le louper.

Donc, j’avais le choix : la certitude de m’en sortir avec cinq cents dollars, ou bien une chance d’en gagner cinq cents de plus à des individus bizarroïdes : une femme riche qui pompait la bière à tout-va et un chauffeur avec un cou gros comme un troupeau de buffles.

Au moins, j’avais le choix.

Deux jours avant, j’en avais été réduit à me cogner dans un mendiant aveugle et à lui faire tomber sa sébille des mains. Je lui avais ramassé ses pièces sur le trottoir ; il lui manquait cinquante cents quand je lui ai rendu sa sébille. J’ai l’impression que c’était un aveugle très clairvoyant parce qu’il a commencé à me hurler : « Et les autres sous, où qu’y sont ? ! Y m’en manque ! Rends-moi mon argent, toi, espèce de saloperie de voleur ! »

Il avait fallu que je décampe vite fait.

Donc, ce à quoi j’étais en train de penser maintenant était vachement plus intéressant que les choses auxquelles je pensais avant.

Il n’y a pas tellement de mendiants aveugles que ça à San Francisco, et les nouvelles vont vite.

Un Privé à Babylone
titlepage.xhtml
UN PRIVE A BABYLONE_split_000.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_001.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_002.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_003.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_004.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_005.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_006.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_007.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_008.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_009.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_010.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_011.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_012.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_013.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_014.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_015.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_016.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_017.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_018.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_019.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_020.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_021.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_022.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_023.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_024.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_025.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_026.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_027.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_028.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_029.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_030.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_031.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_032.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_033.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_034.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_035.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_036.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_037.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_038.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_039.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_040.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_041.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_042.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_043.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_044.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_045.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_046.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_047.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_048.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_049.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_050.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_051.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_052.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_053.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_054.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_055.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_056.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_057.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_058.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_059.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_060.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_061.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_062.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_063.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_064.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_065.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_066.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_067.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_068.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_069.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_070.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_071.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_072.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_073.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_074.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_075.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_076.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_077.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_078.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_079.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_080.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_081.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_082.htm
UN PRIVE A BABYLONE_split_083.htm